Maman

« Adultes, nous reste le choix de laisser nos parents dans l’ombre, ce que j’ai fait jusqu’à ma soixante-troisième année, même au sein de ma famille, de mon cercle amical, ou les pousser en pleine lumière, ce que j’avais fait lors de la publication de Papa. Dans la lumière, un choix nous incombe à nouveau. Nous pouvons les louer, les blâmer, exprimer notre haine à leur endroit ou les montrer sous forme d’êtres humains hauts et bas, bons et mauvais, intelligents et bêtes. Nous pouvons aussi, quels que soient les griefs, décider de les sauver — autrement dit, de les aimer malgré tout et retourner notre ressentiment, notre haine comme une pièce de monnaie. Maman, Mère, Madeleine, mon amour quand même, mon amour malgré tout, mon inéluctable. Je t’aimerais même si tu avais massacré, collaboré, même si tu m’avais blessé jusqu’à avoir été de justesse sauvé par l’amputation. Je t’aimerais en mourant de ta main. Comme toi de moi, de toi je ferai quelqu’un d’autre. »

Ce livre est un roman qui raconte une histoire vraie. Il est né d’une révélation brutale : la découverte d’un document prouvant que la mère de l’auteur l’avait trahi dès le début de son existence. Comme pour Papa, son livre sur son père, dont l’écriture avait été déclenchée par la vision d’un document d’archive où il le voyait arrêté par deux gestapistes, c’est une preuve tangible qui a imposé ce récit. Ce n’était pas un choix, mais une nécessité née du choc de cette révélation.
L’histoire commence avec la mort de Madeleine Jauffret, cette annonce qu’on fait à son fils Régis un lundi matin. Jauffret retrace les jours qui ont suivi : l’enterrement, les retrouvailles avec des proches perdus de vue, les révélations involontaires que certains lui font sur sa mère. Qui était vraiment cette mère, au-delà du rôle qu’elle a tenu ? Parler d’elle, c’est plonger dans son enfance, revisiter son passé, sans retenue, sans barrières, sans tabous. C’est, sans l’avoir prémédité, parler de lui-même. Car en explorant la figure maternelle, il découvre qu’elle est le personnage central de sa vie.
Dans ce livre grave, d’une certaine façon tragique, on reconnaît Regis Jauffret tel qu’il est dans ses autres œuvres de fiction. Il conserve une distance, même infime, face aux événements dramatiques qu’il relate. Cette distance, c’est son style. Cette distance, c’est aussi l’humour, qu’il glisse par moments dans son récit, comme une respiration au cœur de la douleur. Car ce texte est à vif, et parfois, les mots blessent autant celui qui les écrit que celui qui les lit.